revista fevereiro - "política, teoria, cultura"

   POLÍTICATEORIACULTURA                                                                                                     ISSN 2236-2037

Ruy FAUSTO

interview avec
claude lefort

 

(27-04-2004)

 

Note: Nous publions la version française, originale, de l'interview donnée par Claude Lefort, en avril de 2004, dans le cadre d'un autre projet, à un des membres de l'équipe actuel de Fevereiro, interview dont on avait donné une traduction en portugais, dans le dernier numéro de la Revue. Nous avons travaillé à partir d'un texte qui reproduit l'enregistrement (en notre possession, également), et qui a été l'objet de nombreuses corrections et additions, ici incorporées, de la main de Claude Lefort.



Ruy Fausto – Veux-tu dire quelque chose sur la situation brésilienne ?


Claude Lefort – Je ne me sens avec aucune compétence pour apprécier la situation politique au Brésil. Et je ne dispose que des informations de la presse ou des amis brésiliens de passage. La presse n’est pas neutre, en outre elle aime mettre les événements qui font sensation. Le Monde lui-même, par exemple, a fait une très large place à l’événement qui a constitué la victoire de Lula. À présent il monte en épingle les manifestations des paysans sans terre, ou une affaire de corruption au plus haut niveau de l’État. Tous ces événements sont-ils au même plan ? Tout ce que je peux dire est que le succès de Lula me donne un très grand espoir. Je m’intéresse depuis très longtemps à la figure de ce militant hors cadres traditionnels, qui me paraissait rompre avec toutes les formes de populisme que le monde latino-américain a engendrées. J’ai retrouvé tout récemment le texte d’une série de conférences que j’avais fait en 1990, dans le cadre de l'Université Internationale de Philosophie, c’est-à-dire, aux lendemains de la chute du mur de Berlin. J'étais depuis longtemps convaincu de l'échec du système soviétique et je ne doutais pas de l'ampleur des oppositions qu'il avait suscitées en Europe de l'Est. La conférence d'Helsinski, dont Brejnev avait cru tirer parti, s'avérait un atout considérable pour la dissidence en URSS et pour l'opposition démocratique en Tchécoslovaquie, Pologne et Hongrie. Mais je fus surpris par la rapidité de la dislocation du Bloc de l'Est. C'est dans cette conjoncture que je m'efforçai de démontrer que le socialisme ne pouvait être fécond qu'à la condition de prendre en compte les nécessites inhérentes à une économie de marché, à l’état de la technique et de la production, et de s’attacher à faire reconnaître et entendre les droits de toutes les catégories de la population, droits à des conditions de vie décente, droit à la protection sociale, à l’éducation et à la culture etc. Dans cette perspective-là, alors que je tentais de faire le bilan de l'échec du système soviétique, j’évoquais la perpétuation d’un capitalisme sauvage au Brésil, la profondeur de la fracture sociale qui existait dans ce pays, et je mentionnai un discours que Lula avait fait quelques deux ans plus tôt, en se présentant aux élections, déclarant, nous devons faire la révolution : lutte contre la faim, propriété de la terre, lutte contre l’analphabétisme. Et il concluait en disant : si nous atteignions le capitalisme que j’ai vu au Portugal et en Espagne, nous aurions fait déjà une révolution. Ces propos étaient, en un sens, provocateurs, et ils m’avaient émerveillé, car j’avais depuis longtemps critiqué et dénoncé la distinction conventionnelle entre le réformisme et l’action révolutionnaire. Depuis longtemps, je pensais que le réformisme avait été discrédité, parce qu’il avait été associé à la timidité de la gauche et à ce qu’on appelle la collaboration de classes ; mais Lula donnait la formule d’un réformisme radical. Je ne peux pas juger de la situation actuelle, je disais, ni du bien fondé des critiques qu’on adresse à présent à son action. Du moins, je pense que dès qu’il souhaitait agir dans le cadre des institutions démocratiques, pour appliquer son programme, il devait manœuvrer habilement, cherchant des attaches avec des groupes progressistes, et surtout ne pas prendre le risque de voir le Brésil boycotté par les instances financières internationales et par les EUA. Donc, il ne pouvait procéder qu’avec une extrême prudence. Le tout est de savoir s’il réussira bientôt à amorcer les reformes fondamentales. En attendant, j’éprouve à priori la plus grande méfiance à l’égard d’une fraction de l’intelligentsia de gauche qui, au reste bénéficie dans cette société de privilèges considérables, – je pense en particulier aux universitaires, que je connais bien – et qui se nourrit d’une phraséologie révolutionnaire. Cette méfiance, d’ailleurs, n’est pas toute apriori, car j’ai rencontré au Brésil des intellectuels, et non des moindres, qui continuent d’admirer Castro. Peu importe qu’il ait quasi anéanti l’économie cubaine, qu’il ait massacré les dissidents, interdit toute liberté d’expression, en un mot, qu’il ait édifié un régime de style totalitaire, Castro demeure l’héros de la révolution latino-américaine pour figurer une indépendance vis-à-vis de l’Amérique.


R.F. – Qu’est-ce que tu penses de la situation en France ? La gauche vient de remporter une grande victoire aux élections régionales, mas à part les régions, la droite garde presque tous les pouvoirs...


C.L. – La situation a sensiblement changé depuis les toutes dernières élections, qui ont donné une majorité à la gauche pour les régionales. La notion de région étant assez nouvelle en France, la gauche a gagné toutes les régions, à deux exceptions près, d’ailleurs très périphériques, Il faut savoir qu’il y a deux ans, Chirac avait gagné les élections, grâce à l’échec relatif du leader socialiste au premier tour. Devant le danger qui présentait le mouvement d’extrême droite de Le Penn, la gauche avait donné pour consigne de voter pour Chirac au deuxième tour, consigne qui avait été observée massivement. Donc, ce qui est remarquable, ce qu’il convient de souligner, c’est que Chirac a été en somme élu à la fois par la droite et par la gauche face au danger d’extrême droite. Alors, qu’il aurait pu tenter une politique, disons, progressiste, en cherchant à nouer une relative alliance entre la gauche et le centre (parce que jusqu’alors la politique [de Chirac] était de centre-droit), il a mené une politique offensive, comme si c’était ses partisans comme tel qui lui avaient donné l’autorité, et en ignorant que presque la moitié de ses électeurs était à gauche. Il a mené une politique offensive. C’est-à-dire, sur le plan économique, d’alliance évidente avec le patronat, sur le plan, je dirais, de la société civile, en mettant au premier plan une idéologie purement sécuritaire, sur le plan social en accélérant des réformes dont certaines nécessaires mais sans véritable renégociation, et sur le plan culturel, disons, en freinant les investissements dans les secteurs de l’éducation, comme dans le secteur de la recherche scientifique. De ce fait, le gouvernement a réussi à faire descendre dans la rue non seulement les ouvriers et les employés à l’échelle de la France, mais, successivement, les artistes, les policiers, les pompiers, jusqu’aux magistrats eux-mêmes. C’est en popularité qu’il a payé par son échec. Nous sommes maintenant dans une situation politique, il faut bien dire, très incertaine. Car il y a d’une part une légitimité qui découle de la majorité de droite au Parlement, et une autre légitimité qui découle de l’opinion majoritaire de gauche. Bien sûr, c’est la première qui compte d’un point de vue juridique et effectif, mais il n’est pas exclu, beaucoup d’observateurs le prévoient, que Chirac ne puisse pas aller au bout de son mandat présidentiel, qui expire en deux ans. Cela dit, y-a-t-il une politique de gauche ? Là, il faut bien répondre que pour l’instant, elle est assez brumeuse. Car la gauche est hétérogène. Je ne pense pas seulement au fait qu’il reste une aile communiste, qui ne fait plus, d'ailleurs, que six pour cent des voix, je ne pense pas seulement que le PS doive s’allier aux verts, alors que, sous certains points, ils sont en désaccord. Je pense au fait que le PS demeure, pour une part, traditionnellement attaché a la politique que menait Jospin, une politique (comment la définir ?) social-démocrate empiriste, qui évitait avant tout d'être impopulaire et se gardait de prendre de mesures audacieuses. Le PS continue de vivre sur l’image qu’il a entretenue pendant des décennies. Toute tentative de définir quelque chose qui serait à l’échelle de la France, que j’ai appelé un réformisme radical, c’est-à-dire, une acceptation ouverte des problèmes que pose le nouveau mode de production, toute tentative de ce genre apparaît comme dangereuse, c’est-à-dire, comme remettant, en quelque sorte, en question les principes du PS. Actuellement, le PS est surtout préoccupé de trouver un langage qui unisse les tendances qui sont distinctes.Et ce qu’on appelle “la deuxième gauche“, c.a.d., une gauche qui a ouvertement rompu avec la tradition marxiste révolutionnaire, cette deuxième gauche a beaucoup de mal à se dessiner. Il faut bien comprendre, disons, que toutes les critiques qu’on peut faire au PS ou à la gauche en général, actuellement, doivent tenir compte d’un changement important dans la situation sociale, c'est-à-dire qu’en France, comme dans la plupart des pays, le plus avancés économiquement, les lignes des classes se sont brouillées. Et si on voit la manière dont se sont distribué les voix lors des dernières élections régionales, on constate que, certes, les ouvriers ont majoritairement voté à gauche, mais on constate d’autre part de considérables différences de vote, suivant les catégories qui composent grosso modo, aujourd'hui, le salariat. D’autre part, si on observe les votes dans le cadre des régions, il n’y a pas, dans l'ensemble du salariat, une ligne de clivage qui rend compte clairement des options politiques. Ce qui veut dire que, en raison des transformations du système de production, il y a aujourd’hui une considérable augmentation des types des travaux, dits, grosso modo, de services, par rapport à ce qu’était le travail ouvrier ; et que ce qui était autrefois l’un des grand ressorts social et politique, à savoir, la polarisation entre un prolétariat concentré et des catégories d’emploi d’autres types, n’existe plus. À quoi s’ajoute que, aujourd’hui, l’insertion de la France au marché international, qui provoque des délocalisations d’entreprise de plus en plus nombreuses, crée une insécurité sociale considérable. Toute la dernière période est marquée par des vagues de licenciement, et, chose plus remarquable encore, le marché de travail tend à se boucher pour les jeunes, même ceux qui ont fait des études, tandis qu’après 50/ 55 ans il devient pratiquement impossible de retrouver un emploi. On est donc en présence d’une société dans laquelle se combine avec le clivage classique traditionnel des classes, une considérable variété de parcours individuels. [Pierre] Rosanvallon, notamment, a bien montré cela, dans certains de ses derniers articles. Et donc la gauche ne peut définir une alternative politique qu’en prenant en compte [ces faits], qu’en trouvant un langage qui réponde aux attentes, qui sont d’ordre très différents, de l’électorat, tout en marquant son opposition, disons, à la politique de la droite, qui grosso modo est une politique pour la défense des intérêts du patronat. (Voir là-dessus un article récent dans Le Monde).


R.F. – Que penses-tu de la situation actuelle touchant la Communauté Européenne ?


C.L. – Je regrette qu’il n’y ait pas eu depuis longtemps, des efforts pour mobiliser l’opinion sur la question des institutions européennes. J’espère que idée de l’Europe sera adoptée sans difficulté majeure en France, mais le travail d’explication des conséquences de l’insertion de la France dans l’ Europe, n’a pas été fait comme il a du être fait. Parce que le problème n’est pas seulement celui de l’intégration de la France dans un marché économique, mais c’est en même temps la recherche d’une intégration sociale en Europe, et d’une intégration politique. J’entends bien que l’Europe demeure différenciée. Elle ne peut que l’être, d’ailleurs. Les nations ne sont pas menacées dans leur identité comme veulent croire les souverainistes. Ce qui importerait c'est qu'il y ait une orientation sociale commune (des accords sur les salaires, les retraites, la sécurité sociale). Les socialistes vont dans ce sens. Mais, malgré toutes ses carences, les enjeux sociaux et politiques de l’Europe ne sont pas suffisamment marqués. Pourquoi faut-il être européen ? À mon sens, parce que c’est la condition d’éviter désormais dans cet immense espace, des situations de crise et de guerre comme nous avons connu en Yougoslave, parce que c’est donner une sécurité aux pays de l’Europe orientale, par rapport à leur voisinage de la Russie, et parce que, enfin, aujourd’hui, autant ne paraît pas pensable que les états nations s’effacent, autant, il me semble important que, face aux EUA, il y ait de grandes unités. Et ici, je pense non seulement à l’Europe mais au Mercosul. Qui, peut-être, pourrait être favorisé, accéléré, par l’image d’une unification européenne. Unification voulant dire, encore une fois, non pas dissolution des parties contractantes. Mais voulant dire plus qu’accords économiques internes. L’Europe me paraît aujourd’hui en chemin, mais me paraît menacée par l'idéologie dite libérale. Um premier pas consisterait en un regroupement au Parlement européen des diverses formations de gauche et, d'autre part, la création d'un front syndical.


R.F. – Pourrais-tu dire quelque chose sur ton histoire politique chez Socialisme ou Barbarie, et même avant que ce groupe soit formé ?


C.L. – Je suis frappé par l’intérêt qu’on porte aujourd’hui à Socialisme ou Barbarie, un intérêt que j’ai pu constater au cours des voyages que j’ai faits à l’étranger. Et je suis d’autant plus étonné que cette revue, quand elle existait, avait un nombre réduit de lecteurs, et qu'on ne peut pas dire qu’elle a eu une influence politique sur les événements en cours. Elle a, curieusement un succès posthume. En fait, Socialisme ou Barbarie nous l’avons créée, Castoriadis et moi, avec quelques camarades, en abandonnant le trotskisme en 1948, et notre idée était de créer une revue et un groupe qui soit à la fois marxiste, socialiste, dans le sens le plus fort du terme, mais qui soit en même temps clairement anti-stalinien, et qui attaque à la fois le système soviétique d’une part, et d’autre part le système capitaliste. Nous nous étions rencontrés, Castoriadis et moi, au début de la création du parti trotskiste en France, tout de suite après la Libération, Castoriadis arrivait de Grèce, il arrivait déjà armé d’une théorie du capitalisme d’État. Jugeait que l’URSS représentait cet ultime stade du capitalisme. Moi, je me situais sur un autre terrain, je dirais, plus politique, je considérais que – j’ai crée tout de suite une tendance avec Castoriadis – si on avait acquis la conviction qu’il y avait une domination de la bureaucratie en URSS – il était absurde d’avoir une stratégie qui visait à persuader la classe ouvrière de créer une gouvernement PC/ PS/ CGT au moment même où nous faisons le procès de la bureaucratie en URSS. Qu’il fallait donc choisir. Si on choisissait la voie d'une démocratie prolétarienne, il fallait déployer une critique cohérente du PC, dont l'objectif était, sous le couvert 'une phraséologie révolutionnaire, d' instaurer un régime bureaucratique du même type que dans les pays de l'Est. Donc, nous sommes restés å l’intérieur du parti trotskiste, à la tête d’une tendance oppositionnelle, pendant trois ans environ. Puis nous avons créé la revue et le groupe Socialisme ou Barbarie en 1949 et j'ai rompu, ainsi qu'un petit nombre de camarades en 1958. Dans cette revue, au cours de ces années, il y a toujours eu une tension entre Castoriadis et moi, en dépit de notre amitié et de notre accord sur la critique de la bureaucratie. Castoriadis visait à créer une nouvelle organisation politique et, pour ma part, je pensais que nous devions chercher à avoir pour rôle avant tout de susciter et, de cristalliser, des noyaux d'ouvriers révolutionnaires dans des entreprises, sans chercher à jouer le rôle d'une direction, c'est-à-dire sans nous proposer de construire ce qui, à mes yeux, serait immanquablement un nouveau parti. Nos divergences apparaissent clairement à la lecture de Socialisme ou Barbarie. Castoriadis ne disait pas explicitement que notre mouvement devait aboutir à la création d’un parti dirigeant, mais ses analyses, à mes yeux, y tendaient nécessairement. La rupture s'est produite, disais-je, en 1958, au moment de l’arrivée de De Gaulle au pouvoir. Castoriadis et la majorité du groupe ont considéré que se creusait un grand vide social, l'échec des syndicats, l'échec des partis de gauche. Ils ont voulu passer au stade d’une organisation politique proprement dite. Je me suis retiré.


Ce qui fait l’originalité de Socialisme ou Barbarie c’est que cette revue a été la seule qui a poursuivi une critique politique et sociologique, qui rompait avec la thèse trotskiste d'une “État ouvrier dégénère“. Disons: une critique du système bureaucratique qui existait en URSS, et en même temps de la pratique du PC en France. Nous étions à ce moment, une très faible minorité. Moi-même, je me suis interrogé sur les origines de mon opposition vis-à-vis du régime de l’URSS. Et je me suis souvenu que, quand j’étais encore en classe de philosophie – mon professeur étant Merleau-Ponty – j’ignorais encore ce que c’était que le trotskisme, quand celui-ci m’avait interrogé sur mes opinions politiques. C’était sous l’occupation allemande, en 1944, donc dans une conversation intime. En m’entendant, il me demandai si par hasard je connaissais des trotskistes, tant mon radicalisme lui semblait proche du trotskisme, alors que je n’en avais pas connaissance. C'est quelques mois plus tard, que, par hasard, j’ai noué une liaison clandestine, et même deux fois clandestine, puisque par rapport aux Allemands et par rapport aux résistants communistes, avec un militant trotskiste. Cela m’a conduit à entrer dans le PCI nouvellement créé, non sans avoir, dans l'intervalle, entraîné un certain nombre d’étudiants dans cette aventure.


Ce que je tiens à préciser c’est que, indépendamment de ce que j’ai écrit dans Socialisme ou Barbarie, j’ai publié, dès 1945, dans Les Temps Modernes, grâce à Merleau-Ponty, des articles sur des ouvrages qui avaient précocement analysé et critiqué le système communiste en URSS, comme celui de [Boris] Souvarine, et celui d'[Ante] Sciliga. En outre, en 1948, ce qui à l’époque me mettait en rupture de ban avec l’opinion dominante, j’ai écrit dans Les Temps Modernes, un audacieux texte sur J'ai Choisi la Liberté, de Kravchenko. Kravchenko était un ingénieur, haut cadre du régime soviétique, qui s’était enfui aux États-Unis, et qui relatait son expérience en Russie, et décrivait le processus de bureaucratisation et de corruption avec une grande clarté. Or, Kravtchenko a été accusé par toute la gauche d’être un renégat, on allait jusqu’à dire qu’il avait été payé par des américains pour écrire ce livre, voire, qu’ils lui avaient tenu la plume. Depuis, toute son analyse a été justifiée. J'ai été désigné dans la préface d'une réédition du livre, plus tard, comme le seul intellectuel en France à avoir défendu Kravchenko. C'est dire quel était le climat politique à l'époque! Et cela, je répète, grâce à la protection de Merleau-Ponty, qui ne partageait pas toujours mes idées et, m’a permis d’écrire dans les TM, jusqu’en 53. J’ai eu un conflit avec Sartre qui s'était soudain fait le défenseur du Parti Communiste, et qui m'a consacré un long article d'une violence étonnante.


R.F. – Le phénomène du terrorisme a donné origine à de différentes réactions. Que penses-tu de ce phénomène?


C.L. – Dès le début, l’attentat de septembre aux EUA, j’ai pensé qu’on était au début d’un nouveau type de guerre, qui allait avoir des suites. Je sais qu’il a circulé les informations les plus échevelées, les plus absurdes, pour dire, par anti-américanisme, que les Américains cherchaient à fabriquer des motifs pour intervenir dans le Moyen-Orient. Dès qu’on a rapporté comment avait été monté cet attentat, dès que j'ai su qu'il avait été longuement préparé et que Ben Laden avait envoyé ses agents s'informer dans différents pays, j’ai eu la conviction qu'on avait affaire à une véritable organisations internationale d’un nouveau type. Or, une organisation internationale a une stratégie. Il était stupide d'imaginer, comme on l'a fait, aussi, à l’époque, qu’il s'agissait d’une nouvelle vague de nihilisme, comme autrefois l'avait connu la Russie.. Quel pourrait être cette stratégie ? Cette stratégie consistait à obliger les Américains à apparaître physiquement, c.a.d. militairement, dans les pays du Moyen-Orient. Ils les attiraient dans un piège. Comment un gouvernement américain, peu importe qu'il fût démocrate ou républicain pouvait-il ne pas attaquer l’Afghanistan, ou il y avait des terrains d’entraînement, des hommes de Ben Laden ? Donc, l'organisation terroriste les attirait sciemment. Elle ne pouvait pas croire qu’il n’y aurait pas de réponse militaire. Aucun président américain n’aurait pu faire autre chose que ce qu’a fait à ce moment-là Bush. Il est très possible que Ben Laden – le noyau dirigeant – ait jugé que les Américains auraient plus de mal qu’ils ont eu en Afghanistan. Qu’ils s’enliseraient. En fait, ils ne sont pas sortis pour le moment. Mais, enfin, ils ont quand même, grosso modo réussi à nettoyer le territoire des troupes de Ben Laden. Mais ceci n’était qu’un épisode. Et l'objectif de l'organisation c'était de créer les conditions d'une situation explosive, à terme, qui suscite dans des populations arabes la haine contre les Américains, et la formation de petits groupes terroristes. Or, pour l’instant il faut dire qu’ils ont réussi dans cette stratégie, et ils ont réussi grâce à la réaction du gouvernement Bush qui a décidé de montrer quelle était sa puissance au Moyen-Orient. Ainsi, s'est opéré là une conjonction qui n’était pas évidente entre d’une part cette stratégie d’une organisation terroriste et d’autre part celle d'un gouvernement américain d’extrême droite, (il faut bien le dire), qui a cru trouver l’occasion de « reconfigurer » le Moyen-Orient, et s’est lancé dans une guerre aventuriste contre l’Irak. La guerre contre l’Irak ne pouvait que précipiter les Américains dans une aventure aux conséquences imprévisibles. Au cours d’une conférence à Boston, devant un public « libéral » (j’avais été invité aux EUA, juste avant la déclaration de la guerre), j’émettais cette idée que l’initiative d’une guerre qui ne soit pas approuvée par l’ONU en soi n’était pas condamnable, car après tout il avait eu une guerre qui avait été entreprise en Yougoslavie pour empêcher le nettoyage ethnique au Kosovo, sans l’autorisation des Nations Unies. Donc ce n’était pas tellement l’argument juridique qu’on pouvait invoquer. Mais, en l’occurrence, le tout était de savoir quelles étaient les conséquences politiques de la guerre, et si les suites politiques de l’action étaient effectivement prises en compte. Or, autant l’intervention en Yougoslavie était ponctuelle, car on savait que la Russie ne bougerait pas. Il ne s’agissait même pas en principe de renverser le gouvernement de Milosevic. Quoiqu’on ait pu imaginer que si on bombardait la Servie, Milosevic ne tiendrait pas longtemps. En revanche, je disais à la veille de l’entrée des troupes en Irak, cette guerre paraît aventuriste, parce que, quelle que soit la supériorité des armes des États-Unis, les conséquences étaient imprévisibles. Alors, le terrorisme, on le voit bien à présent, même s’il n’y a plus un centre qui coordonne tous les attentas ceux-ci continuent de s’inscrire dans une même stratégie. Tout dépend de savoir dans quelle mesure les services de renseignement et la coopération internationale seront efficaces [et] réussi[ront] à le mettre hors de nuire. Mais, pour le moment, ce sont tous les pays européens qui vivent dans l'insécurité, comme les États-Unis [...] On voit bien qu’il leur faut quand même des moyens financiers considérables, pour agir de l’Europe jusqu’en Extrême-OrientOrient. On a là, affaire à un nouveau type de conflit qui prend la relève du grand antagonisme entre les deux blocs, à présent derrière nous.


R.F. – Tu as fait plusieurs voyages au Brésil. La première en 53. La dernière, il n’y a pas longtemps. Le Brésil c’est quoi pour toi ?


C.L. – J’ai été au Brésil, pour la première fois en 53, 54. J’ai enseigné au Département de Philosophie de l'Université de São Paulo, alors rue Maria Antonia. J’ai gardé un excellent souvenir de mon séjour. Quant au Brésil, ça a été une immense découverte pour moi, quelque chose qui compte beaucoup dans ma vie. Toutes les nouvelles concernant le Brésil me sont précieuses. J’ai noué une véritable amitié avec de nombreux brésiliens. J’ai été fasciné par le Brésil lui-même. J’y suis retourné à plusieurs reprises. Il a dû s’écouler presque une vingtaine d’années entre mon premier séjour et le deuxième, dans la période de la fin de la dictature. Quand je suis retourné, j’ai noué notamment une grande amitié avec [Roberto] Salinas. Sa mort m'a vivement frappé. Il était au plus haut point brésilien, par sa subtilité, son humour, sa sensibilité, son sens de l'hospitalité. Je suis retourné au Brésil à deux ou trois autres reprises. J’ai été au Rio Grande do Sul, j’ai fait une conférence à Porto Alegre, il y a longtemps, il y avait déjà une municipalité petiste, je me souviens d'y avoir parlé déjà à l’époque d’un réformisme radical! J’ai été bien sûr à Campinas, j’ai été dans le nord, à Recife, à Bahia. Je ne peux pas dire que je connais bien le Brésil, parce qu’il faut y séjourner plus longtemps. Enfin, j'ai eu le grand plaisir d'accueillir à Paris dans mon séminaire des étudiants remarquables qui ont fait depuis une carrière brillante.































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ilustração: Rafael MORALEZ