revista fevereiro - "política, teoria, cultura"

   POLÍTICATEORIACULTURA                                                                                                    ISSN 2236-2037



 

Juliette GRANGE

L'expression du néo-conservatisme en philosophie et Sciences humaines et sociales, en France, depuis le début des années 2000

 


Présentation générale, définitions

Ce recueil de textes cherche à mettre en évidence l’unité doctrinale d’un ensemble qui se présente comme vaste et dispersé, couvrant le champ de la philosophie et de l’ensemble des sciences humaines. Cet ensemble mérite d’être examiné non pas seulement pour son contenu même, mais en quelque sorte quant à sa nature. Il semble être une production ad hoc de groupes qui en assurent la promotion pour des raisons d’abord politiques plutôt que l’émergence d’une école de pensée. La cohérence tient essentiellement à une mise en réseau d’un ensemble de domaines (de la théologie à l’épistémologie, de l’économie aux sciences cognitives, de l’écologie à la biologie et à l’éthique médicale). Cet ensemble n’est pas neuf, il s’est exprimé depuis plusieurs décennies en Europe (cercles intellectuels liés au Vatican ou à l’Opus Dei, Lichtenstein, Pologne), aux États-Unis et partout dans le monde. En France, il était resté très minoritaire, apanage de groupes et cercles de réflexion ayant peu d’influence à l’Université ou dans les organismes de recherche (même si quelques universitaires et chercheurs à titre individuel et d’ailleurs non revendiqué leur appartenaient). Depuis quelques années et entre autres à la faveur de changements intervenus dans la vie politique française elle-même, ces groupes jusqu’alors discrets visent à une mainmise institutionnelle.
Dans une toute première approche, on peut dire que les deux traits marquant de cette forme particulière de néo-conservatisme sont les suivants :
1) d’être la justification philosophique ou théorique de pontage idéologique entre l’ultra-libéralisme économique et le conservatisme moral et religieux. Cette association entre hyper-modernisme économique et anti-modernisme social et familial reçoit une caution intellectuelle d’un ensemble de textes divers mais possédant une indéniable unité d’intention idéologique. Le néo-libéralisme sera ici défini comme « art politique d’imposer des normes, comme extension et dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions1  ». Le néo-conservatisme quant à lui illustre bien la contradiction du néologisme même et est très différent du conservatisme classique (comme, par exemple, le conservatisme libéral anglais issu de Burke), sa nature et ses modes d’expression sont différents. L’un des théoriciens du néo-conservatisme (Irving Kristol) précise qu’il s’agit moins d’un mouvement que d’une sensibilité dont l’expression s’initie dans un groupe de personnes « un groupe peu nombreux, plus solidaire que structuré, suffisamment bien organisé pour contrôler quelques Think Tanks, ces groupes de réflexion à cheval entre la fondation et l’université et pour placer quelques amis des postes stratégiques dans le gouvernement et l’administration2  ».
2) La translation en France d’un ensemble prospère aux États-Unis sous l’ère de G.-W. Bush3 . Dans les institutions françaises cet ensemble présenté comme une “rupture” entre le décalage temporel (les États-Unis semblent passés à un autre chapitre de leur histoire), les idées et mots d’ordre subissent également une distorsion due à la spécificité de l’histoire et des institutions européennes et françaises. La rhétorique du changement est d’autant plus forte que l’imposition est plus artificielle. En particulier, le rôle de l’Église catholique dans l’histoire politique, la relation entre enseignement de la philosophie, débat public et institutions d’enseignement sont très différents en France et aux États-Unis.
Le modus operandi de ce courant idéologique n’est pas classiquement politique (parti, expression publique, organes de presse ou media). Il s’agit de convertir à petit bruit les élites universitaires, du monde des affaires et de la politique. Les institutions philosophiques prestigieuses (ENS, Collège de France, École des Hautes Études en Sciences sociales, Sorbonne et CNRS) sont tout particulièrement visées en SHS, mais il existe des projets concernant les sciences dites “dures”. Cette proposition d’une philosophie générale cohérente, qui est à la fois une théorie de la connaissance et une conception de la société dans ses rapports à la croyance, doit en partie son succès à l’épuisement dans le champ intellectuel des modèles d’émancipation et à la faiblesse théorique du post-modernisme académique. Cette proposition s’impose en partie parce qu’elle n’est pas identifiée. C’est à partir de réseaux Internet, de cercles intellectuels qu’elle s’exprime comme d’ailleurs nombre d’idées néo-conservatrices. Elle a une grande visibilité et une grande activité sur la Toile (cf. glossaire des sites et des blogs en annexe).

Quelques traits communs constituant la base rhétorique de l’expression française du néo-conservatisme

La structuration de la pensée néo-conservatrice est, dans toutes ses expressions, polémique ; elle se pare d’une rhétorique de la rupture et élabore des antithèses (la “perte du sens”) disposés stratégiquement pour définir a contrario sa propre perspective. La “perte du sens” et des valeurs, le relativisme et le matérialisme4 (le consumérisme, le communisme) hanteraient en effet l’Europe et la société française.
Un réenchantement s’imposerait : retour aux émotions, au sens, à la foi, à la vraie vie du vrai peuple (rendu muet par les intellectuels, les enseignants marxistes, paresseux et malfaisants, la laïcisation forcée des institutions). Le peuple des banlieues a besoin de sens, sa pauvreté est d’abord spirituelle. Les souffrances et les troubles sociaux viennent d’un manque dont est responsable le modernisme athée, l’hédonisme (assimilé au consumérisme), l’individualisme (assimilé à l’égoïsme), les intégristes de la laïcité et le relativisme.
Les philosophes parisiens négateurs et nihilistes ne comprendraient pas, affirme la rhétorique néo-conservatrice, qu’il y a “défaillance de l’âme”, “refoulement de Dieu” (Allan Bloom, Pierre Manent), ce sont eux les conservateurs obsolètes, et le libéral-libertarisme est oppressif (il conduit même jusqu’au meurtre - des fœtus). La religion chrétienne, le retour aux racines chrétiennes de la France et de l’Europe, viendront au secours de la vraie liberté et de la véritable démocratie5 .
S’agit-il d’un appel, classique dans le contexte de la droite religieuse, aux valeurs traditionnelles ? Pas vraiment : la crise du capitalisme est ici présentée comme une crise spirituelle. De même que le néo-libéralisme exige que l’autorité de l’État soit mise au service du marché, le néo-conservatisme exige qu’elle soit mise également au service d’un retour à l’ordre et aux valeurs. Les envolées sur la “crise du sens”6 conduisent explicitement à sonner le glas de la démocratie libérale. L’État doit imposer sa propre réforme (la fin de la fonction de formation du citoyen par les institutions publiques, de la garantie par l’État du droit des personnes) à la société.
L’idéal néo-libéral du modèle de l’entreprise et de la rentabilité imposé à l’État (en lieu et place du service public et de la solidarité) se combine à un communautarisme. La privatisation marchande du système public de santé ou d’éducation permet à la fois l’essor de l’enseignement confessionnel par exemple, et de la logique du marché7 .
Cet ensemble idéologique n’est pas neuf (cet argumentaire hante les sessions de formation de certains groupes catholiques, les ouvrages de Jean-Paul II, des Think Tanks ou cercles de réflexion depuis plusieurs décennies). Il a émergé lentement dans les travaux d’intellectuels français néo-conservateurs, dans les champs disciplinaires variés (C. Delsol, D. Folscheid, J. Staune, Y. Roucaute). Le fait nouveau depuis l’an 2000 environ est, en France, qu’il sert de socle et ordonne souterrainement un certain nombre de travaux et productions théoriques en philosophie et sciences humaines. Par ailleurs, il n’est plus le fait de groupes marginaux. Même si ce courant bien organisé n’a pas encore fait son coming out, il s’impose ou tente de s’imposer dans les institutions (CNRS, EHESS, ENS, universités, etc.) avec une grande rapidité et une grande détermination, avec d’autant plus de facilité qu’il n’est pas identifié par les personnes responsables de ces institutions.

Comment s’exprime théoriquement le néo-conservatisme en SHS et philosophie ?

• Une philosophie thomiste et réaliste.
Il s’agit moins de travaux portant directement sur la philosophie médiévale bien que ces travaux existent (voir le site Docteur angélique, les traductions de C. Michon, etc.) que de philosophie dite réaliste, proposant une compréhension réaliste de la vérité. Dans le réalisme, celle-ci est considérée comme indépendante de tout contexte historique ou social. Le réaliste affirme l’existence d’un sens commun, d’un monde réel et d’un point de vue unique possible sur ce monde. « Tout le contenu du réalisme est en germe dans l’affirmation qu’il y a un sens à parler d’un point de vue de Dieu » (Hilary Putnam, Realism with a human face). Il y aurait une sorte de nature ultime de la réalité et notre accès à cette dernière ne serait pas seulement fonction des catégories de l’esprit humain et du langage.
Le réalisme néo-thomiste contemporain reformule le réalisme thomiste dans le cadre de la philosophie du langage, modernisant et interprétant la grande doctrine thomiste. L’hypothèse d’une proximité d’intention et de style entre la philosophie médiévale et la métaphysique analytique (qui prétend prendre appui sur les travaux de Frege, Wittgenstein, Russel et d’autres penseurs plus récents) justifie l’expression d’une doctrine où philosophie du langage, théorie de la connaissance et épistémologie sont étroitement mêlées dans une forme neuve d’apologétique. La notion de “raison” acquiert alors une polysémie indéniable. Un des invariants de ces travaux souvent sophistiqués concerne la philosophie de la religion et le statut théorique de la croyance (les “raisons” de croire).
• Un cognitivisme sociologique.
Ce réalisme métaphysique néo-thomiste a des prolongements dans l’ensemble des sciences humaines et sociales, il s’appuie sur les sciences cognitives ou dans certains cas théorise une approche supposée cognitive. On en trouve un bon exemple dans l’ouvrage de Pierre Livet et Frédéric Nef, Les Êtres sociaux, Hermann, 2009. On trouve également entre autres des interprétations de la neuro-théologie et de la neuro-économie qui mettent en place une approche scientifique et expérimentale de la croyance ou du choix rationnel. L’individualisme méthodologique ou du moins une certaine lecture de celui-ci, à partir des travaux de R. Boudon, sert généralement de point de départ théorique.
• Une philosophie politique : loi naturelle et droits humains.
L’inanité totalitaire (sic) du contractualisme moderne et du concept de justice sociale est supposée valider le fondement religieux des droits humains. L’égalité non des personnes, mais des cultures (voire des cultes) est argumentée à partir des théoriciens américains du communautarisme (Mac Intyre). La laïcité “positive” reconnaîtra le rôle civilisationnel des religions dans l’espace culturel et politique.
Des propositions directement politiques viennent en conséquence : “caractère propre” des lois en fonction des communautés, “république de proximité” (cette expression signifie que les communautés peuvent revendiquer des institutions ad hoc). Un nouvel humanisme, qui ne concevrait plus la personne de manière moderne, mécanique et abstraite (Jean Staune) doit servir de socle à cette nouvelle philosophie politique.
Le personnalisme éthique polonais8 et une relecture de la morale aristotélicienne des vertus, entre autres, fondent un humanisme particulier qui naturalise les critères moraux. Il y aurait ainsi des actes (et des personnes) moraux et immoraux en soi, bons ou mauvais. Il existe donc des valeurs universelles (que l’autorité des Églises en matière morale fixe dans des propositions dogmatiques) et une élite, douée de valeur substantielle, pourrait promouvoir ces valeurs (voir Qu’est-ce que l’Université ? de Michel Bastit).
Un droit de la personne devrait remplacer le droit de l’individu et permettre de lutter contre l’instrumentalisation matérialiste (dans le domaine médical en particulier). Le sens et le respect de la vie (des comateux, des exclus du droit à la vie, fœtus et handicapés) fonderaient une nouvelle acception du droit comme religieusement fondé .
• Une philosophie générale doit être exprimée et publiée et constituer le futur socle commun de l’enseignement universitaire. L’I.A.P. du Liechtenstein promeut depuis longtemps “une forme temporelle et dynamique” d’une doctrine éternelle. L’interdisciplinarité (Institut interdisciplinaire de Paris) constitue un socle théorico-théologique plus souvent évoqué que développé.
Cette philosophie comporte par ailleurs une relecture complète de l’histoire de la philosophie moderne (Descartes, les Lumières, Kant, l’idéalisme allemand, Heidegger, la French Theory) qu’elle désigne comme “dépassée”, “vieillie”, “archaïque”, et de même la philosophie telle qu’elle est enseignée en France (au lycée ou à l’université). Cette rhétorique de la nouveauté promeut une philosophie plus anglo-saxonne (analytique, cognitiviste, ainsi que la philosophie analytique de la religion).
Aux auteurs classiques de la philosophie est appliquée une grille de lecture et une méthodologie neuves. À partir des Recherches logiques (la cinquième en particulier) de Husserl, on théorise la tension de la conscience vers l’objet et plus encore “une manière qu’a l’objet de se donner à l’intérieur de la tension du sujet”. Il s’agit en fait de revenir sur les bases subjectives de la philosophie moderne (par exemple, l’espace et le temps comme jugements synthétique a priori du sujet chez Kant et non des propriétés de l’objet9 ). La phénoménologie se propose d’aller “aux choses mêmes” non pas seulement dans le champ cognitif, mais dans toutes les dimensions de l’expérience dans lesquelles l’objet se donne10 . Les valeurs morales elles-mêmes sont également, par ailleurs, des objets d’expérience.
• Le renouveau spirituel et intellectuel de l’Europe serait à ce prix. La problématique médiévale des rapports entre foi et raison s’enrichit donc d’apports venus de la logique, de la phénoménologie (l’intentionnalité) et de la philosophie du langage. Des références inconnues (même pour le philosophe professionnel) à des philosophes de langue anglaise sont supposées fournir la preuve du caractère innovant de cette philosophie. Des débats très spécialisés donnent lieu à des colloques très fermés et le néophyte éprouve des difficultés à saisir les enjeux de ces discussions souvent ésotériques, quoiqu’ils donnent, par la référence constante à la logique, une impression de sérieux et de “scientificité”. Parfois le saupoudrage d’allusions plus new-look (rock, art contemporain) fournit une touche “up to date”.
• Chevaux de Troie et complices innocents.
Cette philosophie étonnante s’avance souvent masquée. La rhétorique de la rupture, qui caractérise le néo-conservatisme et dont le soubassement est idéologique, s’est nichée de manière opportuniste en France depuis une dizaine d’années dans un dissensus philosophique qui lui est au départ étranger : il s’agit de l’opposition frontale entre philosophie analytique et philosophie “continentale”.
Certains philosophes (comme, par exemple, Jacques Bouveresse), qui n’ont rien à voir avec le fondamentalisme chrétien, voient leur autorité intellectuelle instrumentalisée et leurs doctrines utilisées comme chevaux de Troie pour la promotion de ce qui se présente comme une branche de la philosophie analytique (le néo-thomisme analytique). Dans certains cas, au nom de la “science” (terme polysémique qui peut désigner à la fois les sciences exactes et la philosophie ou théologie réaliste), on condamne l’approximation des philosophes français, la non spécialisation de leur vocabulaire et leur absence de “rigueur”, utilisant à l’occasion les travaux de Sokal et Bricmont, pourtant peu suspects de sympathie à l’égard des intrusions du spiritualisme dans la science.

Et les sciences exactes ?

Les sciences s’occupent du comment, les religions constituées du pourquoi. Ce partage, ainsi que celui entre faits et valeurs doit être revu11 . D’où le développement de l’idée étonnante d’une physique alternative aussi “performante” que la physique actuelle, mais ouverte au “mystère”. Des chercheurs “chrétiens” pourront aborder ensemble ou séparément les questions conjointes du comment et du pourquoi.
Dans les doctrines mêmes, on note un grand nombre de propositions. La conscience n’est pas une propriété émergente de la matière (et de même, il n’y aurait pas de continuité entre les animaux et les hommes). Le cerveau est une sorte d’antenne de la conscience qui, elle, existe sur un autre plan de l’être. Ainsi le matérialisme cognitiviste peut être concilié en apparence avec le spiritualisme12 . La notion biologique d’émergence se confond avec celle plus théologique d’apparaître et la notion de survenance issue de la philosophie analytique.
Une nouvelle “théorie de l’évolution” s’exprime alors dans cette rencontre supposée entre la raison scientifique et la foi catholique. L’émergence est non une transformation mais une création. Le “dessein intelligent” n’est pas un finalisme simple : l’action de Dieu a une spécificité. Dieu ne réalise rien directement dans l’évolution, mais est à l’origine du possible (qu’il a créé à l’origine), possible qui s’actualise en toute indépendance au cours de l’histoire humaine13 .
Le principe anthropique possède un versant embryologique (l’émergence de l’âme dans l’embryon) et il est retravaillé grâce au concept de “survenance” ainsi qu’à une nouvelle définition du possibilisme et du hasard qui mobilise des travaux appartenant à la logique modale. Cette doctrine a des conséquences pratiques (l’interdiction de l’avortement et de la contraception par exemple) en même temps que des dimensions biologiques, logiques et cosmologiques. Qu’une telle théorie de l’évolution soit développée à l’intérieur de l’Église, quoi de plus normale ; ce qui l’est moins, c’est de prétendre donner une base scientifique et philosophique à ce qui reste finalement une apologétique.
• Des scientifiques chrétiens, la philosophie des sciences, fer de lance de l’idéologie néo-conservatrice.
La nouvelle vision du monde, la convergence entre science et religion, “rouvre les chemins du sens” (Bernard d’Espagnat). Un “nouveau paradigme scientifique” est en marche : Jacques Monod, Weinberg ou Crick, sont dépassés. Une nouvelle philosophie des sciences doit combattre le “défaitisme épistémologique” (lorsqu’un scientifique admet que la question pourquoi n’est pas celle à laquelle il peut répondre) pour faire admettre l’idée que les démarches du croyant et du scientifique sont beaucoup plus proches l’une de l’autre que les philosophies de Bachelard ou d’Auguste Comte ne le laissaient supposer14 .
La Nature est le résultat d’un projet qui a été “programmé” dans tous ses détails : Dieu l’a voulu ainsi à l’origine, au moment de la création. L’univers est donc une expression cohérente, rationnelle, élégante et harmonieuse d’une intention. Dieu ne joue pas aux dés, et le monde n’est pas le résultat, hautement improbable et dénué de sens, d’événements fortuits (Paul Davies, Charles Townes).

La rhétorique de l’innovation

Il s’agit apparemment de la proposition d’un retour aux fondamentaux (amour et famille, sens et spiritualité, valeur du travail, de la discipline et de l’autorité). Mais le mode d’expression de ce réactionnarisme est très particulier, il n’est ni un traditionalisme (qui voudrait réinvestir le passé religieux, moral ou culturel), ni un conservatisme au sens classique de la pérennisation des institutions existantes. Ce réactionnarisme se pare d’une rhétorique de la rupture : le retour aux fondamentaux serait novateur, fruit d’une rupture. La révolution intellectuelle, le “nouveau paradigme” se veut tout autre chose qu’un retour au passé. La philosophie et les sciences humaines modernes ou post-modernes seraient “dépassées” par ce qui s’expose comme une active rupture hyper-moderne. Cette rhétorique a, entre autres, la vertu du “brouillage des pistes”, mais cette double posture d’un “retour” (au sens) et d’une avancée radicale permet de faire du même coup table rase de toute la culture, de la philosophie et des valeurs émancipatoires des formes politiques modernes. En particulier, la philosophie étrangement dite “continentale” serait ringarde, dernier village gaulois. De même, la sociologie, comme science “molle”, n’aurait plus son mot à dire face à la rigueur cognitiviste qui éclaire “scientifiquement” les comportements humains.
Cette rupture s’exprime également en termes de “réforme” managériale de l’État, dans un style néo-libéral, en même temps qu’en terme de “retour”. Nous sommes ici très loin des discours de l’extrême droite populiste française, y compris dans le style même : fondations (Templeton, Singer-Polignac), réseau international, Académie des sciences morales et politiques, dynamisme physique et aspect avenant des leaders. Ces “novateurs” pratiquent le lobbying politique choisi, ou la prise de pouvoir ciblée (ENS, media, maisons d’édition) espérant moins un mouvement de l’opinion en leur faveur (la société française est très déchristianisée) qu’une prise de pouvoir effective. Ces détracteurs de l’État visent à occuper des fonctions d’État et à imposer par l’État la double proposition néo-libérale et néo-conservatrice.
Contre la “Terreur démocratique”, la guerre juste des idées est souterraine. Cependant, on peut en venir à imposer la vérité par la force (Roucaute). De la même façon que les nouveaux rapports de force internationaux ont pu être pensés dans les États-Unis de G.-W. Bush comme devant être imposés par la “civilisation” à ses ennemis, en France, le combat contre les trois R (Réforme, Révolution et Mai 68 - qui remplace le 3e terme de la formule maurrassienne) permettra de surmonter la crise morale et spirituelle, de défendre le peuple contre ses oppresseurs (les intellectuels progressistes)15 .

Conclusion

La couleur pastel des idéologies, les titres trompeurs, les sites et organismes à la façade aimable, tous ces jeunes et dynamiques militants du “retour au sens”, les mots de liberté, humanisme, transdisciplinarité, spiritualité, les colloques de logique ou de philosophie des sciences cachent donc une entreprise idéologique d’envergure au but directement et précisément politique.
L’expression philosophique du néo-conservatisme en France n’est pas une école de pensée à laquelle on pourrait s’opposer dans un débat. La philosophie est le fer de lance d’une nébuleuse de groupes activistes et solidaires dont l’objectif n’est pas seulement intellectuel. À plus d’un titre, cette expression est intégrée au “clubisme” de la droite française, qui, ces dernières décennies, a souhaité conquérir le pouvoir intellectuel et culturel. Mais elle présente aussi des traits nouveaux, étrangers à l’histoire intellectuelle et institutionnelle européenne. Elle concerne maintenant quelques centaines de responsables et peut-être une centaine de milliers de sympathisants.
Étrangers au républicanisme de droite et aux courants classiquement libéraux qui ont critiqué le keynésianisme grâce à l’École de Chicago, ces groupes visent à imposer une conception néo-libérale de l’État et n’hésitent pas à franchir un seuil : à pratiquer une attaque en règle des valeurs et institutions démocratiques (mettre en place l’équivalent français du Patriot Act, réduire drastiquement les budgets publics, en particulier de l’éducation). Le but est, dans un premier temps par la production d’argumentaires (sur l’injustice de la redistribution par exemple), puis l’investissement des institutions, de défaire très rapidement les législations socialement progressistes mises en place depuis 1936 et surtout 1945, puis de revenir sur les avancées du xixe siècle dans le domaine de la justice sociale. Et d’imposer des idées “moralisatrices” par capillarité (par exemple de revenir sur la séparation des Églises et de l’État en France au nom de l’idée d’une Europe chrétienne16 ).
Il ne s’agit pas de la promotion d’un ordre totalitaire ou fasciste tel que l’histoire en a connu, mais d’un autre modus operandi : « Il s’agit, au contraire, d’une situation politique dans laquelle de nombreux éléments fondamentaux de la démocratie représentative et constitutionnelle ont été vidés de leur substance, abandonnés ou court-circuités […]. Ces éléments incluent l’égale distribution et protection des libertés du citoyen ; l’indépendance minimum de la presse et des autres media […], un pouvoir judiciaire raisonnablement isolé de la sphère politique et commerciale, la séparation de l’Église et de l’État […]17  ».









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1 Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, néolibéralisme et néo-conservatisme, Les Prairies ordinaires, trad. fr. 2008.

2 Alain Frachon, Daniel Vernet, L’Amérique messianique, Seuil, p.9.

3 Cete ensemble est bien décrit et analysé par Susan George (La Pensée enchainée. Comment les droites laïques et religieuses se sont emparées de l’Améeique, Fayard, 2007).

4 Voir par exemple l’ouvrage récent de Chantal Delsol, l’Âge du renoncement, Cerf, “La nuit surveillée”, 2011.

5 Communio, sept./oct. 1994.

6 Jean Staune.

7 La solidarité issue du programme du Conseil national de la Résistance étant effacée, la population est abandonnée à elle-même et aux groupes religieux qui promeuvent la charité et l’entre-aide (sur le modèle des projets du gouvernement de David Cameron, visant à confier aux associations et institutions charitables - en premier lieu l’Église anglicane - une partie importante des missions de solidarité et d’éducation, sur des budgets publics).

8 Voir Rocco Bultiglione, La Pensée de Karol Wojtyla, p. 373 et sqq. Les Recherches logique de Husserl, la philosophie de Roman Ingarden en sont les points de départ.

9 Frédéric Nef.

10 On présentera au cours d’un exposé les convergences entre la forme intentionnelle phénoménologique et la forme du sens thomiste. De la phénoménologie à l’ontologie, on arrive aux choses elles-mêmes.

11 J. Staune, Science et quête de sens, p. 7 : « […] l’analyse des idées en Occident montre qu’un tel “séparationnisme” est de plus en plus difficile à tenir lorsqu’on aborde les questions relatives au sens de notre existence. »

12 Voir par exemple Fortin, L’apparaître humain, essai sur la signification philosophique de l’apparaître humain.

13 Voir colloque sur le finalisme dans les sciences ss la direction de J.-J. Wünenburger et M. Bastit.

14 Voir la journée d’étude du 12 mai 2011 sous la direction de M. Bastit à Nancy, consacrée à l’épistémologie de la cosmologie : « Le vocabulaire de la cosmologie contemporaine fait appel à des concepts à forte connotation philosophique ou  religieuse pour synthétiser ses acquis ou pour les caractériser: temps A et B, commencement, cause, mouvement, création, origine, voire Dieu. Selon un mouvement inverse, les philosophes, et certains théologiens, cherchent à intégrer dans leurs travaux des concepts et des thèses issus des développements de la cosmologie : Big-Bang, singularités, énergie. Le colloque aura pour but d’évaluer l’intérêt et la légitimité de ces échanges, ainsi que des développements auxquels ils peuvent donner lieu en métaphysique et en philosophie des religions. ».

15 Thomas Franck, Pourquoi les pauvres votent à droite, trad. fr., Agone, 2007.

16 Pierre Manent, La Raison des nations, Gallimard 2006, in fine.

17 Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, néolibéralisme et néo-conservatisme, Les Prairies ordinaires, trad. fr. 2008, p. 70.